Scott Walker : Le Sinatra de l’enfer

Scott Walker : Le Sinatra de l’enfer

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Depuis le choix difficile de cinq albums cultes qui fêtent leur cinquantième anniversaire en 2017, une guerre froide s’est installée à la rédac de Misk, et à un moment, il fallait crever l’abcès. Ici, chacun a une théorie et des préférences sur l’année 67. À un moment, nous avons inversé le débat : et si on parlait des albums qui ne méritent pas de figurer parmi la liste des meilleurs de 67 ? Une voix timide et hésitante s’est levée : « Le premier Scott Walker... » Dans la chaleur lourde de ce début de mois d’août, un silence encore plus lourd envahit la rédac. L’album ne mérite peut-être pas de figurer sur la liste, mais Scott, lui, mérite un article juste pour lui... 

 

Scott Walker a fait le choix de sentiers complexes, alors que les sentiers de la gloire étaient tout grand ouverts devant lui. Avec son groupe, The Walker Brothers, il s’est taillé une réputation de beau-gosse à la superbe voix, porte-drapeau d’une early pop à succès, pour jeunes adolescentes hystériques et passionnées. Il aurait pu verser dans ce réservoir, mais Scott ne mange pas de ce pain-là. En 1967, il tourne le dos à une carrière facile pour faire son propre chemin. 

 

Il était armé d’un instrument unique : Sa voix, atypique et puissante, reconnaissable parmi mille. Il allait construire autour un univers dans un genre plus adulte. Scott cherchait son style. Il a façonné sa musique suite à une découverte cruciale : Jacques Brel. Il le reprend à volonté. Mathilde ouvre son premier album solo, dans lequel on retrouve aussi des reprises d’Amsterdam et de La mort (My Death). Personne jusqu’à aujourd’hui n’a réussi à porter les chansons de Brel de cette manière. 

 

Son premier album est fait principalement de reprises impeccables, d’orchestrations précises et sensationnelles. Mais en cet an 67, en plein été de l’amour, Scott Walker avait choisi l’enfer et la mort. Totalement à contre-courant avec son style et… dépassé dans sa musique qui ressemblait à un renvoi aux années cinquante et l’âge d’or des crooners. Il était clairement hors du coup. Mais ce disque jetait les bases de connexions extraordinaires. 

 

Il avait introduit Jacques Brel aux Anglo-saxons, et quelque part, orienté David Bowie dans ses choix. Bowie aura repris par la suite Amsterdam et My Death après avoir découvert Walker. Entre les deux artistes, il y a eu par la suite un renvoi d’ascenseur unique, sur pas moins de cinquante années. Bowie développera dans le chant un côté crooner, froid, très influencé par Walker. L’influence est très palpable depuis Station To Station. Scott le lui rendra bien en découvrant Low et Heroes de Bowie. Il compose un titre inattendu en 1977 lors de la Réformation des Walker Brothers : The Electrician. 17 ans plus tard, David Bowie reprendra Nite Flights de Scott Walker. La ressemblance dans le chant est frappante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scott Walker enchaîne en 1968 avec Scott 2. Toujours à contre-courant, il livre un album plus abouti, toujours fait de reprises et de Brel (la magnifique reprise de Jackie ou encore Au Suivant), il injecte encore une fois quelques compositions personnelles, qui passent presque inaperçues malgré l’excellent titre Plastic Palace People. Avec Scott 3, il place plus de compositions personnelles et réussit sa meilleure reprise de Brel : Fils de… sous le nom de Sons Of. Pourtant, il ne s’agit pas de la chanson la plus connue de Brel. Alors que Scott 2 avait bien marché en Angleterre, le style Scott commence à s’essouffler avec Scott 3. Walker reste « celui qui reprit Brel » et il avait besoin de décoller de ses propres ailes. 

 

 

 

1969, Walker sort Scott 4, son premier album totalement fait de ses compositions et indéniablement son meilleur. Une ouverture poignante avec The Seventh Seal, titre inspiré du Septième Sceau d’Ingmar Bergman, aux arrangements à la Ennio Morricone. Scott venait de trouver son style, le passage du Crooner maudit à l’artiste culte. L’album est homogène, inventif, cohérent. S’il avait tué le père, Brel, sur Scott 3 en chantant Fils de.. Sur Scott 4 il avait, sans le savoir, ouvert une autre connexion extraordinaire avec un autre Frenchie. 

 

Enfoui au milieu de l’album, un morceau, The Old Man’s Back again. Un condensé d’harmonies, une ligne de basse jouée au médiateur, des arrangements et des chœurs qui rappellent L’Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg, sorti pourtant deux ans après. Et si Gainsbourg s’était inspiré de ce titre pour lâcher son meilleur album ? Melody Nelson est musicalement résumé en trois minutes quarante secondes chrono : des ressemblances frappantes dans le son, les rythmiques. Il y a pourtant un grand secret entourant l’enregistrement qui renforce la légende de Melody Nelson, et The Old Man’s Back Again constitue une piste troublante. 

 

 

 

Scott tenait son meilleur disque, et avec, sa descente aux enfers. Le disque ne s’est pas vendu, un flop commercial. Avec ce disque, une phase de sa carrière était bouclée. Quatre albums numérotés, avec lesquels, cinquante ans après, il avait réussi l’exploit d’une gloire posthume de son vivant.

 

Après Scott 4, c’est l’errance, la descente aux enfers, la réformation ratée des Walker Brothers, l’alcool, les projets avortés comme celui avec Brian Eno, les mauvais disques, l’anonymat, l’oubli. Son Label, Virgin rompt le contrat après Climate Of Hunter en 1984, la pire vente de l’histoire de Virgin (vingt ans après, Scott tiendra une incroyable revanche, indirectement, quand Mute donnera à Richard Hawley, son fils spirituel, sa réincarnation du 21e siècle, carte blanche avec budget illimité pour un album : Trulove’s Gutter). 

 

Hors du coup, Scott n’est plus rien, il traversera une longue traversée du désert, jusqu’à l’inattendu, une sorte de renaissance avec une trilogie composée à vingt ans d’intervalle. Renaissance ? Le terme est exagéré. Scott n’a jamais redécollé, mais à partir de Tilt en 1995, il était passé à un autre stade de son art. Il avait abandonné le format pop, sa voix est diluée dans un univers sonore avant-gardiste et presque abstrait. Comme si sa musique, au lieu de s’enfermer dans la logique pop du couplet/refrain, s’est libérée pour suivre la logique d’un rêve, ou d’un cauchemar. Ses albums Tilt, The Drift (2006) et Bish Bosh (2012) sont inaccessibles, des albums destinés à être compris dans 20 ans, comme on dit. 

 

Scott nourrit son côté fantôme dans la vie et dans le chant. Comme un mort vivant. Bowie lui rendra un hommage subtil sur son testament musical, son dernier album Blackstar, le titre éponyme, qui ouvre le disque suit une démarche identique à la trilogie abstraite d’outre-tombe de Scott Walker. 

 

Que reste-t-il de Scott Walker ? Toujours vivant quelque part en Angleterre, anonyme, oublié… Il aura donné naissance musicalement à des enfants légitimes et illégitimes comme Richard Hawley, Pulp, Tindersticks, les Smiths et Nick Cave. Tous tiennent en eux une part de Scott, au centre d’une connexion musicale subtile entre ascendants et descendants, qui trouve sa métaphore en un générique de film, une partie à trois qui ouvre Flashback of a fool, du réalisateur Baillie Walsh, sur fond de Sons Of, sa meilleure reprise de Brel.